Marqués par des années d’échec et l’empreinte durable d’un gouvernement de droite, la Gauche verte et le Parti travailliste approfondissent leur coopération dans la perspective des élections provinciales de mars. Partageant une vision commune fondée sur la justice sociale et environnementale, cette alliance est-elle en mesure d’apporter un changement progressiste aux Pays-Bas ?

Il y a deux ans, la gauche néerlandaise était au plus bas : après quatre ans d’un gouvernement de centre-droit, les partis traditionnels qui la composent – Gauche verte (GroenLinks), Parti travailliste (Partij van de Arbeid) et Parti socialiste (Socialistische Partij) – ont obtenu aux élections de 2021 un résultat encore pire que celui, déjà catastrophique, de 2017. La défaite s’est avérée particulièrement cinglante au regard du faible bilan en matière environnementale du gouvernement sortant, dirigé par le parti libéral VDD (Volkspartij voor Vrijheid en Democratie), favorable à l’économie de marché. Et ce d’autant plus qu’il avait été contraint de démissionner après des années d’injustice envers les secteurs les plus démunis de la société. 

Deux ans plus tard, la gauche a retrouvé un peu d’assurance et aspire à un horizon électoral plus prometteur grâce à une coopération renforcée entre la Gauche verte et le Parti travailliste, d’orientation sociale-démocrate. Pourquoi cette coopération est-elle aujourd’hui possible ? Quelles sont leurs caractéristiques par rapport à d’autres alliances progressistes nouées dans d’autres pays ? Quelles sont les perspectives à plus long terme ? 

L’alliance progressiste aux Pays-Bas 

La question de la coopération progressiste aux Pays-Bas remonte aux années 1960, lorsque l’un des partis prédécesseurs de la Gauche verte négocia avec le Parti travailliste en vue de former ce qui devint le gouvernement Den Uyl (en 1973). Ce dernier est toujours gravé dans les esprits comme ayant été le plus à gauche de toute l’histoire du pays. Lors des années qui ont suivi, le Parti travailliste a préféré se tourner vers les formations centristes et de droite pour former des coalitions et aucun parti à sa gauche n’a fait partie d’un gouvernement depuis 1977. Au niveau local, la Gauche verte et le Parti travailliste collaborent dans les conseils municipaux et dressent des listes conjointes dans les petites communes rurales. 

Les partis de gauche ont toujours occupé une position minoritaire dans l’histoire des Pays-Bas. Lors des élections de 2021, la gauche de l’échiquier politique était on ne peut plus fragmentée. Dix formations parlementaires peuvent aujourd’hui s’en réclamer : outre la Gauche verte et le Parti travailliste, mentionnons D66 (légèrement à gauche du centre), le Parti socialiste (populisme de gauche), le Parti pour les animaux (écologie radicale), l’Union chrétienne (social-chrétien), Volt (paneuropéen), DENK (parti des citoyens d’origine biculturelle), GOUD (parti des retraités) et Ensemble (BIJ1) (intersectionnalité et féminisme). La gauche, prise dans son ensemble, n’a jamais été historiquement plus importante qu’elle ne l’est aujourd’hui. En revanche, elle était beaucoup moins divisée.  

Traditionnellement réticents à toute velléité de coopération progressiste, les Travaillistes ont commencé à revoir leur position après la pasokisation de leur parti en 2017 (où il est passé de trente-huit à neuf sièges au Parlement). Ce déclin s’est aggravé par son incapacité à remonter aux élections de 2021, face à un gouvernement de centre-droit qui avait échoué à résoudre les problèmes sociaux et environnementaux qu’il avait lui-même créés. En 2021, de surcroît, la Gauche verte a perdu six des neuf sièges qu’elle détenait auparavant. 

Pour tenter de sortir de ce mauvais pas, cette dernière et le Parti travailliste ont décidé de faire bloc dans les négociations de 2021 en vue de la constitution d’une coalition. Bien que relégués sur les bancs de l’opposition, ils poursuivent aujourd’hui leur collaboration, parlent souvent d’une même voix lors des débats au Parlement, organisent des réunions communes de groupes parlementaires et élaborent des stratégies conjointes.  

Vers la constitution d’un groupe commun au Sénat 

À l’été 2022, les deux partis se sont engagés à former un groupe parlementaire commun au Sénat (qui sera élu au suffrage indirect en 2023, en grande partie par les États provinciaux). Chaque formation aura sa propre liste de candidats, qui sera toutefois présentée lors d’une réunion conjointe. L’objectif est de constituer le plus grand groupe au Sénat, ce qui serait une première pour une force de gauche depuis 1987. 

En général, les quelques sondages publiés en vue des élections au Sénat indiquent une légère avance du VDD sur l’alliance Gauche verte-Parti travailliste. Jusqu’à présent, le parti libéral a placé ces derniers au rang de ses ennemis préférés, car ils lui donnent la liberté de mettre l’accent sur leurs thèmes de prédilection, comme l’économie, les réductions d’impôt et l’austérité, plutôt que sur des questions environnementales et migratoires susceptibles d’agacer ses partenaires de coalition. Si la Gauche verte et les Travaillistes réussissent à former le plus grand groupe au Sénat, ils occuperont une position de force qui les rendra quasiment incontournables en vue d’atteindre une majorité gouvernementale. Et cela les placerait en très bonne posture pour les négociations de coalition future. 

Bien que ce soient les leaders des deux partis qui ont entamé les discussions en vue d’une alliance, l’initiative a été approuvée, à une claire majorité, par l’assemblée générale du Parti travailliste et par un référendum interne à la Gauche verte. Un groupe commun aux deux partis, appelé « Rouge-Vert » (GroenLinks), réunit les partisans d’un approfondissement de la collaboration, voire d’une fusion. En janvier 2023, cette plateforme soutenue par 7 500 citoyens a proposé aux adhérents de chaque formation de rejoindre l’autre parti, ce qu’ont fait notamment les dirigeants de chacun d’entre eux, les principaux candidats au Sénat, d’anciens ministres et des membres de l’exécutif de grandes villes. En outre, les deux partis se présenteront sur une liste commune lors des prochaines élections dans la province de Zélande, au sud-ouest du pays (de tendance conservatrice). Enfin, leurs leaders tiennent des réunions 

conjointes au niveau local dans le cadre de la campagne en cours. 

Similitudes et différences 

La coopération ne se limite pas simplement à conjuguer les efforts pour renforcer la gauche. Les groupes de réflexion de chaque parti, en effet, ont rédigé un manifeste appelant à une vision commune pour l’avenir, où la transition vers une économie durable se déroule de façon équitable et garantisse la sécurité économique de chaque citoyen. À cette fin, les deux formations veulent placer sous contrôle public des secteurs privatisés tels que la garde des enfants, les soins de santé, le transport et l’énergie. De même, elles aspirent à une redistribution des revenus et de la richesse entre les riches et les pauvres et souhaitent un plus grand contrôle des travailleurs sur leurs conditions de travail. Et en ce qui concerne la bataille contre le changement climatique et la perte de biodiversité, elle doit être livrée de façon à réduire les inégalités économiques à l’échelle nationale et internationale. 

En ce qui concerne la bataille contre le changement climatique et la perte de biodiversité, elle doit être livrée de façon à réduire les inégalités économiques à l’échelle nationale et internationale.

Cette vision marque une rupture nette avec les politiques menées par le gouvernement néerlandais depuis 40 ans. La chute du gouvernement précédent de centre-droit a été causée par un scandale sur les allocations familiales, lui-même provoqué par un excès de zèle dans les poursuites pour fraude aux prestations sociales. La croissance économique a longtemps pris le dessus sur la protection de l’environnement, entraînant des problèmes de biodiversité que les gouvernements de centre-droit n’ont jamais pu résoudre. De même, cette approche commune rompt irrévocablement avec la pensée néolibérale que le Parti travailliste avait épousée depuis des décennies et à laquelle la Gauche verte s’était essayée entre la fin des années 2000 et le début des années 2010. En outre, le manifeste ne montre aucun signe de confusion entre les objectifs environnementaux et sociaux. Bien au contraire, en mettant l’accent sur l’importance de la justice climatique, les groupes de réflexion reconnaissent que la solidarité et la durabilité sont indissociables. Et le fait de revendiquer que davantage de secteurs économiques privatisés soient placés sous le contrôle de l’État relève assurément de l’écosocialisme. 

Notons cependant que le document commun n’aborde pas les sujets qui fâchent, dont la question migratoire. Les Travaillistes ont soutenu l’accord conclu en 2016 avec la Turquie, en vertu duquel les réfugiés cherchant à entrer dans l’Union européenne seraient renvoyés en Turquie, tandis que l’UE n’accueillerait que de « vrais réfugiés ». Ce pacte, dénoncé par la Gauche verte pour son traitement inhumain des réfugiés, est la raison principale de son refus d’entrer au gouvernement en 2017. Le Parti travailliste n’est pas insensible aux besoins des réfugiés mais accepte plus facilement des mesures qui limitent les flux migratoires. En tout état de cause, les deux formations ont rédigé un document commun visant à lutter contre l’exploitation des travailleurs migrants. 

Les deux formations ont aussi une approche différente des questions d’ordre public. Le Parti travailliste est plus enclin à soutenir des mesures censées enrayer la criminalité aux dépens de la vie privée. En 2018, les Pays-Bas ont organisé un référendum sur un projet de loi visant à accroître les compétences des services de renseignements en matière de surveillance numérique. La Gauche verte a fait campagne contre cette initiative, qui émanait justement d’un ministre travailliste. 

En ce qui concerne le commerce international, la Gauche verte s’est opposée à l’Accord économique et commercial global (AECG), conclu entre l’UE et le Canada, au motif qu’il risquerait d’abaisser les normes sociales et environnementales. Au Sénat, le Parti travailliste a voté en faveur de ce traité en invoquant le besoin de coopération internationale.  

Jusqu’à présent, les deux partis ont cherché à minimiser leurs différences. Certains hauts responsables de l’aile conservatrice du Parti travailliste, opposés à l’alliance, ont toutefois exposé publiquement leurs points de désaccord. Ces derniers reposent sur l’idée selon laquelle leur formation devrait plutôt tenter de séduire les électeurs moins instruits qui ne votent pas, ou votent pour des partis populistes d’extrême droite. En fait, ces sociaux-démocrates conservateurs trahissent souvent leur propre camp en dénonçant les politiques climatiques promues par leur parti. 

Au sein de la Gauche verte, les opposants à l’alliance appartiennent aux factions vertes et de gauche plus radicales, pour qui il existe un gouffre infranchissable entre les velléités réformistes des Travaillistes et l’utopie véhiculée par leur parti. Un rapprochement avec le Parti pour les animaux ou BIJ1 trouverait plutôt grâce à leurs yeux. Sans nier d’évidentes différences historiques, il s’avère toutefois que leur critique sous-estime la détermination dont fait preuve la Gauche verte pour chercher à améliorer en pratique les conditions sociales et environnementales, aussi bien par de petites mesures que par la portée radicale de la déclaration d’intention commune. 

Les alliances progressistes en Europe 

Les partis verts et sociaux-démocrates collaborent étroitement dans différents pays européens. En Allemagne, Les Verts (Die Grünen) et le Parti social-démocrate (SPD) sont des alliés naturels qui gardent toutefois leur autonomie et mobilisent leur propre électorat, qui n’est pas négligeable. Ils coopèrent souvent au niveau fédéral, comme en ce moment, mais peuvent aussi entrer séparément dans l’exécutif, comme dans le Bade-Wurtemberg, où Les Verts sont les partenaires des chrétiens-démocrates (CDU). Le même phénomène se produit en Belgique, en Finlande et au Luxembourg, où des partis de gauche participent ensemble à des gouvernements centristes ou de centre-gauche. 

En France, le mode de scrutin et l’effondrement du Parti socialiste, de centre-gauche ont poussé les partis de gauche à unir leurs forces au sein de la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) en vue des élections législatives de 2022. Cette coalition rassemble des populistes de gauche, des communistes, des verts et des sociaux-démocrates. En Italie, lors des élections de septembre 2022, le Parti démocrate (PD) a collaboré avec d’autres formations, dont les Verts, les sociaux-libéraux, les socialistes et d’anciens responsables du Mouvement 5 étoiles. En France comme en Italie, ces coalitions n’ont toutefois pas obtenu les résultats escomptés dans les urnes. Et après le scrutin, chaque parti a constitué son propre groupe parlementaire. 

L’inverse se produira lors des élections sénatoriales aux Pays-Bas, qui se distinguent par un système électoral fortement proportionnel : le Parti travailliste et la Gauche verte pourront concourir séparément, mais devront unir leurs groupes s’ils veulent former un bloc puissant au Sénat. 

Perspectives de pouvoir 

L’incertitude demeure sur le sort de l’alliance après le prochain scrutin, même si ses membres ont affirmé leur intention de continuer. Les commentateurs politiques estiment que son avenir dépendra du résultat des élections provinciales, mais les dirigeants des deux partis ne se sont pas prononcés en ce sens. 

Il est possible que les deux formations présentent une liste commune aux prochaines élections législatives, prévues en 2025, avec l’espoir (encore plus qu’au niveau provincial) d’empêcher le VDD de devenir la force politique la plus importante. Premier ministre des Pays-Bas depuis près de 13 ans, Mark Rutte présente la plus grande longévité de l’UE à ce poste, à peine dépassé par le Hongrois Viktor Orbán. En se montrant déterminés à déloger le VDD à la tête du gouvernement, les Travaillistes et la Gauche verte pourraient rassembler les électeurs de gauche, voire mobiliser au-delà un électorat avide de changement. 

Cette issue, dans une large mesure, relève plutôt du rêve utopique. Les chances de réussite d’une telle fusion dépendront en effet du choix du leader, du programme électoral et, bien sûr, des actions d’autres partis. 

Les prochaines élections constitueront un test majeur – bien qu’incomplet – pour l’alliance de gauche. La perspective d’une alternative claire et réaliste aux 13 ans de domination libérale pourrait rallier des électeurs éparpillés aujourd’hui entre une multitude de partis progressistes. Participer séparément, mais ensemble, à l’élection sénatoriale au suffrage indirect est une chose, mais présenter une liste commune à des élections législatives, avec l’impact que cela aurait, en est une autre. 

Certains analystes voient dans l’alliance un prélude à une éventuelle fusion. Les responsables des deux camps n’en parlent pas pour l’instant, étant plutôt concentrés sur la coordination en vue des élections et sur la coopération parlementaire. Bien qu’une liste commune en vue des prochaines élections semble la meilleure option pour que la gauche monte en puissance d’ici à 2025, il n’est pas certain qu’une fusion soit la meilleure stratégie à long terme. En fin de compte, en effet, les électeurs sont différents (personnes âgées – personnes plus jeunes), les priorités varient d’un parti à l’autre (justice sociale – écologie) et la culture « start-up » de la Gauche verte tranche nettement avec les institutions bâties par le Parti travailliste au cours de ses 80 ans d’histoire. 

Une éventuelle liste commune permettrait certainement d’aspirer les voix des sociaux-libéraux et des petits partis de gauche. Mais l’effet inverse pourrait facilement se produire si la Gauche verte et les Travaillistes passaient des slogans de campagne au réalisme des affaires gouvernementales en 2025. Dans un scénario où ils entreraient dans une coalition avec des partis de centre-droit, ce qui a toujours été le cas aux Pays-Bas, les formations plus petites et plus radicales pourraient ainsi rapidement reprendre du terrain.