Au printemps 2013, Jean Quatremer, correspondant historique du quotidien français Libération pour les affaires européennes, et bruxellois depuis plus de vingt ans, publie sur son blog un terrible réquisitoire sur l’état de sa ville d’adoption : Bruxelles.  Il y décrit une ville « sale », dévorée par la « folie automobile » et ses « autoroutes urbaines », un « chaos urbanistique » aux « trottoirs défoncés », livré à une « spéculation immobilière délirante » sans aucun contrôle sérieux d’une volonté politique affaiblie par son émiettement entre acteurs jaloux de leurs pouvoirs et échelons de décision concurrents.

En quelques heures et sur plusieurs jours, ce post « Bruxelles pas belle » déclenchait alors une polémique féroce et des réactions indignées de citoyens et de politiques, surtout francophones. Le plus choquant dans cette dénonciation accablante était vraisemblablement moins les constats que le ton.

Car cette critique, très française dans l’esprit, ne s’y limite pas. Elle est bien souvent reprise en substance par les autres nationalités présentes dans la capitale européenne et dont la culture urbaine scandinave, germanique ou méditerranéenne se heurte aux particularismes bruxellois. Entre les plaisirs d’une vie culturelle intense et la galère des services publics défaillants, les humeurs de ces Bruxellois d’adoption en disent long sur les contradictions charmantes et agaçantes de la double capitale fédérale, de la Belgique et de l’Union européenne.

Comme bien d’autres grandes villes et capitales, ou à tout le moins de manière bien plus exacerbée, Bruxelles illustre l’interconnexion, ou plutôt depuis trop longtemps la déconnexion, entre les politiques de la ville et la ville politique. Lieu des luttes mais aussi laboratoire sociétal, pour le pire comme pour le meilleur, le caractère politique de Bruxelles en tant que ville refait surface à l’aune des conséquences des politiques urbaines qui l’ont longtemps meurtrie.

Massacre à la bétonneuse

Mais au cœur de la polémique, la fameuse « bruxellisation », c’est à dire le visage gris et bétonné de la ville n’est pas une légende. C’est même devenu le symbole par excellence de ce qu’il ne faut pas faire en termes d’urbanisation. La ville a été sciemment détruite dans les années 50-70 avec la volonté de ne garder à Bruxelles que les fonctions administratives. Ces décennies post-guerre voient Bruxelles directement dépendre du pouvoir politique fédéral et de responsables qui pour la plupart n’habitaient pas la ville. Bruxelles était alors une formidable source de profits pour architectes véreux et d’inspiration monumentale pour les politiques et responsables administratifs amateurs de grands travaux spectaculaires et d’inaugurations clinquantes.

Patchwork de vieilles pierres et de nouveaux bétons, mêlant les merveilles art-déco de la Belle Epoque ou l’entrelacs médiéval de ses ruelles, aux saignées routières et autres aberrations comme sa cité administrative, Bruxelles en fut changée.

Sous bien des aspects bruxelles n’a rien d’une exception. Les Trente Glorieuses, obsédées qu’elles furent par la croissance à tout prix, ont été le théâtre en Europe de l’Ouest d’un vaste massacre à la bétonneuse. A la même époque, Liège bétonne la Sauvenière, Paris se hérisse de tours, réaménage le « front de Seine », construit son « boulevard périphérique », trace les fameuses « voies sur berge » qui focalisent aujourd’hui les passions des pro et anti voitures… A Lyon, étape obligée sur la route des vacances pour des millions de Français (et de Belges), on creuse les tunnels de la Croix-Rousse et de Fourvière, on construit le centre d’échanges de Perrache, les autoroutes A6 et A7 traversent le centre-ville. Capitale du miracle économique italien, Milan subit une transformation similaire, en rupture avec l’urbanisme traditionnel italien. Et que dire de la congestion londonienne, ou de l’urbanisation automobile de la grande conurbation de la Ruhr. Soumise à « l’idéologie sociale de la bagnole » (Gorz 1973), véritable « industrie industrialisante » du 20e siècle, l’Europe de l’ouest, surtout en son cœur économique – cette fameuse « banane bleue » du géographe Roger Brunet (1973) – devient, au choix, une fantastique mégalopole futuriste ou un vaste « parking à ciel ouvert » (Sloterdijk – Eurotaoïsmus, 1984).

C’est aussi à cette même époque que les institutions de la Communauté européenne naissante s’installent à Bruxelles. Le premier bâtiment construit est le Berlaymont, inauguré en 1958, puis le quartier européen s’étend progressivement dans les espaces interstices laissés libres par les grandes artères de circulation Loi/Belliard. Mais là aussi, l’installation de l’Europe à Bruxelles se fait aux débuts dans un énorme chaos, sans vision d’ensemble ni plan d’aménagement. Des quartiers anciens entiers sont détruits nourrissant la spéculation de quelques-uns et un certain ressentiment des riverains délaissés par les pouvoirs publics.

Qui est Bruxelles ?

Viaducs, tunnels, destruction de quartiers anciens et du patrimoine historique font alors les beaux jours d’une période noire. Mais sans aucun plan de développement global, sans réflexion sur la qualité de vie, l’aménagement de l’espace public ou la mobilité, la particularité de Bruxelles finalement est moins dans le béton que le chaos de sa gouvernance. « Bruxelles » n’est pas un acteur unique, mais multiple. Les 19 communes indépendantes qui composent la ville constituent un modèle remarquable de gouvernance décentralisée au plus proche des citoyens. Le côté obscur de ce localisme se révèle bien sûr dans les luttes de pouvoir et de compétences, l’irresponsabilité organisée en cas de conflits entre majorités communales concurrentes et l’absence de communication entre administrations, et des politiques divergentes là où l’harmonisation devrait être évidente.

Symptomatiques de ce chaos de gouvernance sur l’urbanisme bruxellois, les abus liés au « quartier européen » et le scandale en 1965 de la destruction en plein centre-ville de la « Maison du Peuple », chef d’œuvre art nouveau de Victor Horta, soulignent les traumatismes qui ont achevé de réveiller les consciences des Bruxellois. Habitants et riverains firent alors irruption dans le débat public et ainsi s’élevèrent les voix de comités d’habitants et de quartiers, d’associations de protection du patrimoine et de groupements d’architectes engagés pour exiger une autre régulation de l’espace public. La naissance des Verts (1980-82) est également révélatrice de ce que des voix au sein des partis politiques se font aussi entendre pour revendiquer plus de « pouvoir aux Bruxellois ».

Le défi est politique avant d’être urbanistique.

Fruit de cette progressive prise de conscience autant que des dissensions communautaires croissantes, la « régionalisation » de la Belgique est en marche. En 1989 la Région Bruxelloise est dotée d’un gouvernement propre et d’institutions indépendantes, jetant les jalons d’une approche plus organisée de l’urbanisme. En permettant un pilotage régional pour décider de nouveaux instruments urbanistiques, de protection du patrimoine, de plans régionaux de développement, la régionalisation de 1989 change la donne – du moins en partie.

Mais, alors comme aujourd’hui, les enjeux ne se limitent pas à l’organisation du bâti et à la planification urbaine. La paupérisation du centre-ville et l’exode des plus riches fuyant une ville désagréable font de la cohésion sociale un défi croissant. Car à l’opposé des autres grandes capitales, Bruxelles est riche de ses périphéries vertes et cossues, et pauvre en centre-ville et dans ses communes du Nord où réside une population plus précaire dont une bonne partie issue de l’immigration ouvrière des années de grande croissance. Ces inégalités sociales se reflètent dans le tissu urbain et soulignent les inégalités de moyens des différentes communes face au défi de gérer une diversité sociale et culturelle croissante entre Bruxellois d’origine, navetteurs qui représentent plus de la moitié de la main d’œuvre, immigration européenne et immigration extra-européenne.

Une ville pour tous

A Bruxelles, même après la régionalisation, l’intégration dans les projets urbanistiques des questions environnementales, énergétiques, de durabilité est longtemps restée faible, isolée, gérée en marge des politiques de la ville de manière verticale sans être intégrée aux autres dimensions urbaines. C’est ce défi qu’a voulu relever la majorité politique de 2004 à 2014 – avec pour la première fois des Ministres écologistes en son sein – en tentant de mener une politique plus globale, introduisant les questions environnementales et énergétiques au cœur des politiques publiques, économiques et sociales, pour transformer durablement la Région Bruxelloise. Car mobilité, transition énergétique et aménagement des espaces publics – les grands défis d’une ville pour tous – résident moins dans les politiques de redistribution économique, malgré l’importance de l’action sociale menée par les communes, que dans la lutte contre les ségrégations urbaines.

L’originalité des écologistes a justement été de penser l’équation entre inégalités sociales et problèmes environnementaux. C’est avec la mobilité qu’on évite la formation de poches de ségrégation. C’est grâce à la transition énergétique qu’on peut combattre à la fois la pauvreté et le changement climatique. C’est avec des espaces récréatifs verts qu’on peut offrir une qualité de vie améliorée à tous plutôt que d’assister à l’exode urbain des plus aisés. Mettre donc en place de nouvelles législations, des alliances avec différents secteurs, de la concertation avec la population, de l’information et de la communication positives, des incitants. Tout cela afin aussi de rendre les habitants plus fiers de leur ville, d’en faire des ambassadeurs vers l’extérieur. En protégeant au maximum les quartiers existants, un patrimoine et un bâti riches d’une architecture mêlant art nouveau, art déco, modernisme et innovation.

Une ville à vivre

Après quarante ans de bétons sans âme, l’initiative « Bâtiments exemplaires » de la région mit l’accent sur les démarches d’éco-conception intégrée, joignant performance énergétique au choix de matériaux, à la qualité architecturale et à la reproductibilité technique et financière. Depuis 2007, plus de 500.000 m² ont été ainsi construits et/ou rénovés au travers de centaines de projets : logements collectifs ou individuels, bureaux, écoles, crèches, etc. Peu à peu, le visage de Bruxelles change et sa méthode est aujourd’hui reproduite jusqu’à New-York ou Vancouver.

Dès 2010 la règle du standard passif est imposée pour tout nouveau bâtiment public et depuis 2015 pour tout nouveau bâtiment privé. Cette révolution dans la construction permet donc d’éviter le chauffage conventionnel et assure des gains substantiels en matière de finances publiques et de lutte contre le dérèglement climatique. En outre, cette relance de la construction répond partiellement au défi du logement social en accroissant le parc immobilier tout en luttant contre la précarisation de locataires dont les charges d’énergie dépassent parfois le loyer.

Du bâtiment exemplaire au quartier durable, toute transformation de la ville doit mêler la construction du neuf au renforcement de l’ancien. Plutôt que de démolir les vieux quartiers industriels et le patrimoine ancien, la Région choisit de rénover et renforcer ses quartiers avec les « contrats de quartier durable ». Répartis sur le territoire bruxellois (4 par an) et ciblés dans le temps (sur 4 ans) ces programmes interviennent tant sur les bâtiments que sur l’espace public. De plus, ces « contrats de quartier » permettent aux citoyens de participer activement à la rénovation de leur environnement urbain y compris à travers des opérations d’insertion et de formation de jeunes aux métiers de rénovation. C’est donc un programme qui travaille tant sur les bâtiments, le logement que les infrastructures scolaires, sportives et l’espace public, les rues et espaces verts. Ces contrats intègrent également la question environnementale à travers les problématiques de gestion des eaux, de mobilité, de traitement des déchets ou encore de préservation de la biodiversité.

Bruxelles ville du futur : Cap 2030

Bien sûr Bruxelles n’a pas encore pansé toutes les plaies d’un passé à l’urbanisme débridé. L’un de ses plus grands défis est certainement de diminuer une pression automobile excessive, d’améliorer sa qualité de l’air, de rendre l’espace public aux piétons, cyclistes, de préserver son patrimoine existant et de le mettre en valeur, comme par exemple dans le cas des bâtiments Citroën au bord du canal. Mais aussi d’oser des gestes architecturaux forts et contemporains, de créer des quartiers durables sur les anciennes friches ferroviaires, d’intégrer la nature au cœur de ces quartiers, de réussir une densification à taille humaine. Bruxelles est aussi face à un énorme défi social et économique : lutter contre une précarisation de plus en plus grande et contre un chômage des jeunes très élevé (plus de 20 %, même 40 % dans certains quartiers), relever le degré de qualification des jeunes bruxellois, réparer la fracture entre certains quartiers du Nord et du Sud de la ville.

En territoire flamand mais à majorité francophone, capitale européenne qui n’a pas encore réussi à (ré)concilier Bruxellois-expatriés-eurocrates, la ville reste tiraillée entre les pouvoirs régional, communal, fédéral. Bruxelles souffre toujours de sa gouvernance millefeuille aux compétences mal réparties et d’une compétition stérile entre la coupole Région et ses 19 communes. Grand Paris, Greater London, Lille métropole, etc. À sa simple échelle régionale, Bruxelles rencontre en fait un problème commun à toutes les grandes métropoles européennes : l’interdépendance des différentes échelles, du quartier à la grande périphérie, ne se traduit pas dans la gouvernance politique et administrative de la ville. Le défi est politique avant d’être urbanistique.

Les mots très durs de Jean Quatremer résonnent encore pour souligner l’ampleur des enjeux d’avenir. Mais ils ne font pas justice à ce qui constitue la plus grande force de cette ville un peu à part : l’attachement qu’elle suscite chez ses habitants. Son charme, ses grands jardins qui en font la ville la plus verte d’Europe, sa diversité cosmopolite, sa vie culturelle multilingue. Peu à peu, Bruxelles se remet à « Bruxeller ». Et un jour, même les grincheux chanteront la chanson.

Talk of the Town: Exploring the City in Europe
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'Talk of the Town' focuses on cities and their significance across Europe and beyond, both as the site of key transformations and new dynamics, but also as political actors in their own right.

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