Le projet EuropaCity était l’un des projets phare du Grand Paris. Situé dans le Val d’Oise, dans la commune de Gonesse, il aurait pu voir le jour en 2027. Pourtant, le projet de méga complexe commercial et culturel a finalement été abandonné en novembre 2019. Microcosme des enjeux de l’urbanisme contemporain, ce projet rencontrait les défis du consumérisme et de l’écologie, de la surface de transit standardisée et de l’espace vécu et habité. Clémence Pèlegrin du Grand Continent analyse ce projet gargantuesque, qui a suscité l’enthousiasme autant que l’ire de l’opinion publique, et qui continue de nous aider à questionner le rapport à la ville.  

Le projet EuropaCity était porté par la société Alliages et Territoires, détenue par le groupe Immochan (filiale immobilière du groupe Auchan, renommée Ceetrus en 2018 et propriété de la famille Mulliez) et son partenaire chinois, Wanda Group. Il devait occuper une surface d’environ 80 hectares, sur les 280 hectares au total que compte la zone d’aménagement concerté (ZAC) du Triangle de Gonesse, vaste surface aujourd’hui essentiellement agricole, l’une des dernières dans le nord-est de l’Île-de-France, et qui concentre beaucoup d’espoirs de la part de la puissance publique pour son potentiel économique, mais aussi de résistances de la part de ceux qui veulent préserver son potentiel écologique. 

À l’instar d’autres grands projets d’infrastructure en France, EuropaCity a fait l’objet pendant plusieurs années d’un combat sans relâche entre deux camps irrémédiablement opposés, parfois le fruit d’alliances de circonstances que la perspective du projet a suffi à rapprocher. D’une part, les associations locales, comme le Collectif pour le Triangle de Gonesse, des militants écologistes, des conservateurs de tous horizons et de toutes écoles, des anticapitalistes ; de l’autre, les défenseurs du développement économique local, du « désenclavement » du territoire, les investisseurs, architectes, développeurs, les collectivités locales et élus du Val-d’Oise pour qui EuropaCity avait la vertu d’être un horizon, le seul depuis longtemps, et pas des moins ambitieux.  

EuropaCity a bel et bien incarné une sorte de nœud gordien opposant deux conceptions du progrès et du développement, en revendiquant une réinvention du rapport à la ville.

Trois ans après sa création par arrêté préfectoral, la ZAC avait déjà subi de nombreux soubresauts administratifs : sa création avait été annulée par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise en mars 2018 suite aux recours déposés par des associations opposées à l’aménagement de la zone, au motif que les études d’impact menées jusqu’alors étaient insuffisantes, motif conforme aux préconisations du rapporteur public. En mars 2019, le plan d’aménagement urbain (PLU) de la ville de Gonesse avait lui aussi été annulé par le même tribunal, abolissant par là même la capacité pour la collectivité de rendre la zone constructible. Dernière péripétie juridique avant l’annonce de l’abandon du projet, la cour administrative d’appel de Versailles avait néanmoins validé la création de la ZAC en juillet 2019.  

EuropaCity a bel et bien incarné une sorte de nœud gordien opposant deux conceptions du progrès et du développement. Il était en effet conçu comme un projet architectural ambitieux, et à plusieurs égards proprement gigantesque : 230 000 m2 de boutiques, distribuées au rez-de-chaussée des différents bâtiments du complexe ; 50 000 m2 d’espaces dédiés à la « culture », avec une halle d’exposition, un centre dédié au cinéma, un cirque contemporain, une résidence de créateurs et une salle de spectacle ; une ferme urbaine de 7 hectares, dotée de son propre système de compostage des déchets induits par l’exploitation, et dont les fruits et les légumes cultivés seront servis dans les restaurants du site ; plusieurs hôtels, du 3 étoiles au 5 étoiles, pour un total de 2 000 chambres ; il était même question, avant la révision du plan directeur en 2017, d’une piste de ski artificielle – projet que la société a préféré abandonner devant le scandale farouche que l’annonce avait suscité. L’intégralité de ces installations aurait dû être accessible depuis la gare de Gonesse de la ligne 17 du Grand Paris Express, prévue pour 2027, et qui devait relier EuropaCity à Paris en 24 minutes et à Roissy-Charles de Gaulle en 7 minutes. L’annonce par le gouvernement de l’abandon d’EuropaCity pose légitimement la question du maintien de la gare de Gonesse sur le tracé de la ligne 17, seule station du Grand Paris Express à desservir le département du Val-d’Oise. À tous égards, EuropaCity était un projet gargantuesque. Mais au-delà de ses caractéristiques formelles, il était avant tout conçu et revendiqué comme participant d’une nouvelle forme d’urbanité, comme une réinvention du rapport à la ville.  

EuropaCity a repoussé les limites du gigantisme commercial moderne 

EuropaCity s’est inscrit dans une longue lignée de sophistications des espaces de chalandise, né avec les premières galeries marchandes européennes du XIXe siècle. En France, les centres commerciaux tels qu’ils se sont multipliés jusqu’à aujourd’hui suivent toujours la même structure, sur le modèle américain des années 1920 : un hypermarché autour duquel sont agglomérés d’autres boutiques, restaurants et services, et dont l’activité complète celle de l’hypermarché et permet de profiter de l’attractivité générée par ce dernier. À partir de ce modèle, tel ou tel promoteur sait apporter une forme d’inédit, à travers ses grands espaces de stationnement, la grande variété et le choix de produits proposés, inégalable dans les centres villes, son confort et sa praticité. Ces activités s’inscrivent dans un cycle vertueux de commodité et de concentration géographique de la satisfaction des besoins des consommateurs. Le premier exemple du genre en France est celui d’Englos, près de Lille, ouvert en 1969 par la famille Mulliez. Cinquante ans tout juste après l’ouverture du premier centre commercial de France, la même famille Mulliez a voulu, à travers EuropaCity, anticiper et forger les aspirations des consommateurs de ces trente prochaines années.  

La grande galerie souterraine du Forum des Halles, 1985
La grande galerie souterraine du Forum des Halles, 1985 .

L’ambition, déjà ancienne, d’imiter et de reconstruire des villes en périphérie et à l’extérieur des villes se distingue d’autres projets de centres commerciaux emblématiques de la seconde moitié du XXe siècle. À commencer par le Forum des Halles, créé sur le site de l’ancien marché éponyme, que le Premier ministre Michel Debré avait décidé de déménager à Rungis en 1960. Après la destruction des halles Baltard et dix ans de béance, une première partie du nouveau Forum est inaugurée en 1979, au-dessus du principal nœud de transports publics de la capitale et de la région. Sur trois niveaux, entre la gare de RER et la surface, une ville souterraine est ainsi creusée, accueillant des espaces commerciaux, de loisirs et culturels sur près de 70 000 m2, reliés entre eux et à la ville par un ensemble de voies et portes nouvelles. Le « ventre » des Halles absorbe et régurgite 48 millions de visiteurs annuels, et plus de 750 000 passagers par jour ; tantôt usagers des transports, tantôt clients du Forum, puisque la galerie marchande est un passage obligé vers la gare de RER – la confusion demeure entre les deux statuts. La cession, en 2010 par la mairie de Paris, de ces étages entre la gare de RER et la surface, à Unibail, exploitant depuis 1976, achève de semer la confusion entre le Forum commercial et la gare de Châtelet-Les Halles1

  Les “Parapluies” des Halles de l’architecte Jean Willerval, inaugurés en 1983
 Les “Parapluies” des Halles de l’architecte Jean Willerval, inaugurés en 1983.

Selon l’urbaniste Françoise Fromonot, « le fait qu’un espace privé doive être traversé pour aller d’une gare publique à un sol public » pose un problème dans le rapport à la ville2. EuropaCity ne devrait pas déroger à ce questionnement. En effet, la gare de Gonesse, dont l’implantation était prévue précisément à l’entrée du centre commercial, à plus d’1,5 km du centre-ville de Gonesse, aurait fait pénétrer quasi instantanément les usagers du Grand Paris Express dans le périmètre direct d’EuropaCity, plus précisément dans le « parc créatif », accessible gratuitement et ouvert 20h/24. Ce choix stratégique d’aménagement pose la question de la commercialisation des espaces de transit, à l’instar des hubs aéroportuaires. Les projets récents ou actuels de rénovation des gares parisiennes, comme Montparnasse, Saint-Lazare et possiblement la Gare du Nord, confirme cette tendance de fond. Outre son intermodalité, la gare (re)devient, sous l’impulsion de ces projets, un espace de chalandise, de divertissement et de services souvent éloignés des activités traditionnelles. Au-delà de la tendance même de commercialisation des espaces, on peut en interroger les modalités. Les schémas courants de structuration financière et contractuelle, comme l’exploitation de la gare des Halles confiée à Unibail, ne favorise-t-elle pas une certaine uniformisation commerciale de ces espaces, plus préjudiciable encore que l’existence d’une offre commerciale quelle qu’elle soit ?  

Le projet Europacity a tenté d’éviter cette confusion et de dessiner ce qui devait davantage s’apparenter à un quartier qu’à un centre commercial, catégorisation dont il a cherché à s’éloigner, beaucoup par la paraphrase. Dans le futur « écosystème urbain », les constructions sont à usage bien défini (salle de concert, halle d’expositions), bien que la description laisse entendre qu’elles sont conçues dans une optique « participative » et « évolutive ». La nature commerciale d’EuropaCity accompagne donc non seulement la promenade de part et d’autre du parc ouvert au public, mais aussi l’opportunité de loisir en opportunité de dépaysement. 

 Vue d’ensemble du projet EuropaCity
Vue d’ensemble du projet EuropaCity 

EuropaCity différait donc fondamentalement du modèle du Forum des Halles pour des raisons d’abord spatiales : les Halles, nœud historique de l’économie marchande parisienne, se sont doublées de la plus grande gare souterraine d’Europe et de l’un des centres commerciaux les plus visités de France, le tout dans une configuration particulièrement contrainte. EuropaCity, parce qu’il entendait urbaniser le triangle de Gonesse, un no mans land aujourd’hui non constructible et enclavé entre un aéroport international et une capitale européenne, parce qu’il entendait réaliser un potentiel économique dans un territoire depuis longtemps « délaissé » par la puissance publique, parce qu’il entendait à la fois répondre à une demande supposée et anticiper les mutations sociétales qui, elles-mêmes, engendrent des modes de consommation présumés nouveaux, se distinguait fondamentalement de toute initiative précédente. 

Ni un centre commercial, ni une ville : un hyper-lieu pour l’Europe mondialisée 

EuropaCity prouvait donc par l’exemple l’influence croissante qu’exercent les maîtrises d’ouvrage privées sur l’aménagement urbain. Unique raison à l’implantation d’une gare du Grand Paris Express dans le Val d’Oise, le projet participait, par son emprise au sol et par sa concentration inédite de commerces et de services, à profondément modeler son environnement, en se substituant à la puissance publique. Les investisseurs et le maître d’ouvrage ne se contentaient pas de construire : ils exprimaient et portaient des valeurs – inclusivité, sociabilité, etc. – en les matérialisant, comme les architectes en ont toujours eu l’ambition, avec plus ou moins de succès, en créant l’illusion d’un espace urbain, public, mais à vocation irréductiblement commerciale. Mais si EuropaCity n’était pas tout à fait un centre commercial, il n’était pas tout à fait une ville non plus : on n’y aurait pas vécu. Une ville fréquentée 20h/24, sans autres habitants que les chalands le jour, les clients des hôtels la nuit, et les quelques prestataires de sécurité privée, n’aurait pas tout à fait pu être appelée une ville – encore moins européenne.  

EuropaCity projetait d’accueillir, à terme, 31 millions de visiteurs par an, dont 6 millions de touristes français et étrangers. Si son succès économique devait s’épanouir grâce à une localisation avantageuse, c’est aussi possiblement grâce à la création « d’expériences client » sans cesse renouvelées et en avance sur les attentes actuelles : personnalisation du service, offres commerciales ciblées, événements marketing, participation active du client aux manifestations organisées3… À l’heure où la distribution cherche à se renouveler pour maintenir croissance et bénéfices, l’attraction et la fidélisation des clients doit se parer de nouvelles méthodes que la révolution numérique permet de démultiplier. Si EuropaCity témoignait d’une telle inventivité, c’est parce que ses concepteurs étaient animés d’une vision que beaucoup de centre-bourgs partagent depuis plusieurs années : le renforcement du lien social. En parlant d’espace « inclusif » et « désirable », EuropaCity espérait convaincre les Franciliens des prochaines décennies de sortir de chez eux pour « vivre des choses avec d’autres gens4 », , alors qu’ils bénéficient déjà grâce à Internet et des smartphones de l’offre culturelle, sociale et de loisirs la plus importante, contre laquelle aucun comité des fêtes local ne pourrait lutter.  

Aussi, par son ambition, par ses dimensions et par sa concentration d’une variété inédite de biens et services proposés, le site avorté d’EuropaCity s’apparentait davantage à un hyper-lieu qu’à un centre commercial classique tel qu’hérité du modèle des années 1960. La notion d’hyper-lieu a été développée par le géographe Michel Lussault dans un ouvrage5 de 2017, en réponse à la notion de non lieu6, ces espaces créés par la mondialisation, standardisés et uniformes, participant de l’absence d’identité de nombreux lieux fonctionnels comme les aéroports et les centres commerciaux. La définition que propose Lussault passe par cinq caractéristiques essentielles. Tout d’abord, l’intensité des interactions qui s’y déroulent, à l’instar de Times Square et de la concomitance vertigineuse d’images et de bruit ; ensuite, « l’hyperspatialité », c’est-à-dire la multiplication à l’infini des connexions, physiques et numériques, possibles en un seul et même lieu, phénomène découlant directement des télécommunications et de leur potentiel de diffusion de contenu à une infinité de correspondants ; « l’hyperscalarité », c’est-à-dire la convergence en un seul lieu des échelles locale, nationale, internationale — à cet égard, l’ambition d’attractivité internationale d’EuropaCity se serait effectivement articulée avec une vocation touristique régionale et nationale ;  la « dimension expérientielle », comme présentée plus haut, à travers la sollicitation des émotions dans le divertissement, la culture et la consommation ; enfin, « l’affinité », ou la capacité permise par le lieu en question de vivre collectivement une même expérience, sorte de génération spontanée de lien social. 

 Le projet BW Galerija, à Belgrade
Le projet BW Galerija, à Belgrade 

L’urbanisme à l’épreuve de la fracture sociale 

Le récit que les concepteurs d’EuropaCity mettaient en avant, dans leurs interventions médiatiques comme dans les brochures de présentation du projet, témoignaient d’une certaine volonté de créer consciemment un hyper-lieu, et de le construire collectivement, dans un objectif de sécurisation de l’acceptabilité locale du projet. Alors que de nombreux projets d’infrastructure font face à une opposition sociale affirmée et plurielle, le souvenir récent de l’abandon de l’aéroport Notre-Dame des Landes pousse les développeurs à asseoir le plus possible la légitimité de leurs projets, souvent au-delà des exigences réglementaires existantes, comme la saisie par la Commission nationale du débat public7 des grands projets d’aménagement et d’infrastructure. Dès la conception d’une décision ou d’un projet, le point de vue des citoyens, des usagers, des riverains, du grand public en général, est indispensable pour éclairer le décideur : une décision mieux partagée est une décision plus légitime. (…) La loi impose que la CNDP soit saisie des plus grands projets d’aménagement et d’infrastructure, ainsi que des politiques publiques. Ce sont donc des projets structurants pour le pays, à l’instar de la programmation pluriannuelle de l’énergie, le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, mais également le projet de mine d’or en Guyane ou le projet d’extension de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle.  

Sa première vertu aurait en effet consisté à recréer ce même lien social, dont l’opinion publique regrette souvent l’érosion8. Le projet EuropaCity, qui faisait depuis près de dix ans l’objet de nombreuses controverses, proposait en définitive sa solution au problème de la « fracture sociale », au cœur du discours politique depuis presque trente ans. Outre les interrogations légitimes sur la vertu écologique du projet, sur sa promesse de développement économique et sur son ancrage territorial, se pose la question plus générale de la pérennité urbanistique des grands projets. Cinquante ans après les premiers « grands ensembles », qui déjà promettaient de faire retourner « la ville dans la nature », EuropaCity aurait-t-il pu incarner, demain, l’avenir de l’espace social réconcilié ? Ou le chant du cygne du gigantisme urbain ? 

Footnotes

Cet article a été publié pour la première fois sur Le Grand Continent.

1. BAVEREL P., “Paris : un livre dénonce la vente du Forum des Halles à Unibail”, Le Parisien, 06/03/2019

2. « L’urbanisme est-il un sport de combat ? » La Grande Table, diffusée le 5 mars 2019, France Culture ; La Comédie des Halles. Intrigue, mise en scène, La fabrique, 2019

3.  “Une offre culturelle ouverte, vivante et participative”, Construisons EuropaCity 

4. “David Lebon : “Europacity est un concept unique au monde”” 

5. LUSSAULT M., Hyper-lieux – Les nouvelles géographies de la mondialisation, Le Seuil, 2017 

6. “Non lieux et hyper lieux”, Géoconfluences, Ecole Normale Supérieure de Lyon, novembre 2017

7. « La Commission nationale du débat public (CNDP) est une autorité administrative indépendante dont la mission est d’informer les citoyens et de faire en sorte que leur point de vue soit pris en compte : « Vous donner la parole et la faire entendre »

8. « Enquête sur le lien social et la proximité », CSA Research pour FDJ, novembre 2014